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Les rêves de l’architecte

(Fiction sur des images)

Pour Gilles Desrozier, photographe.

Un soir où nous nous gobergions du côté du cimetière du Père-Lachaise, dégustant avec Gilles un couscous délicieux dans le soleil couchant, un vieux Touareg s’assit à côté de nous et nous raconta une histoire. Il prétendait la tenir d’un homme et, pour être précis, ne nous la raconta pas : il nous la lut sur un fragment de livre dont la couverture avait été arrachée. De quel livre s’agissait-il ? Mystère. Ni son format, ni sa typographie dont j’ai gardais en tête l’aspect précis, quoiqu’elle ne soit pas foncièrement singulière, ne m’ont jamais permis d’en retrouver la trace.

« De retour auprès de ses Pénates, l’architecte peut faire le point. Il en a besoin. Au cours de son périple, il a engrangé assez d’images pour s’inquiéter du temps que lui réclameront leur classement et la méditation qui s’ensuivra, s’il veut en faire son profit. Il a assez amassé d’impressions et acquis de connaissances techniques pour surpasser tous ces collègues. A partir de ce jour, il se sent le dépositaire unique d’un savoir qu’aucun homme de l’art n’a encore acquis, qu’aucune somme livresque ne propose d’ailleurs. Il est allé où personne ne se rend jamais. Il a vu tout ce que l’humanité a inventé et fourbi d’habitat, tout ce que la nature a conçu involontairement de paysages et d’à-plats plus ou moins plats.

« Ses souvenirs les plus remarquables, souvent imprégnés d’odeurs et de sensations épidermiques — sans parler de la soif des déserts où tout se transforme en craquants crickets, de la chaleur humide des tropiques étouffants où la bouche appelle en vain l’oxygène —, sont de paysages, de formes et de matières. Et parfois les matières se mêlent-elles étroitement à la forme. Il a vu ça, oui, auprès des grandes forêts tropicales et des rives océaniques, lorsque le sel agissant et les mousses qui semblent bondir embrassent les minéraux insouciants. Comme l’inépuisable raga aberi du fils Shankar absorbe toutes les vibrations du monde, des tablas et des gongs se sont insérés dans ses profondes, dans ses bagages, jusqu’aux sous-couches de ses photographies. Autrefois, il ramenait plutôt de ses voyages des échassiers et des insectes remuants — mais assez plaisants pour tenter d’être amusants.

« Bien entendu, l’architecte a de grandes ambitions. Son nouveau voyage, celui qui s’est révélé être un cheminement initiatique, cachait naturellement un dessein particulier, tout à fait honorable, qu’on lui envie un peu maintenant qu’il nous a été révélé. Quoi qu’il en soit, il fallait être lui pour forger un projet pareil et se lancer dans l’entreprise : sa cité idéale doit rejoindre celle de Boullée, ses cénotaphes surpasser la blancheur des siens, ses bibliothèques et ses musées oblitérer par leur ingénieuse malice les vieilles manières d’un siècle à perruques oublié.

« Reste que l’architecte doit se reposer. Angkor Wat a bien attendu que l’on redécouvre Mahendraparvata au pied de sa brumeuse Phnom Kulen. L’architecte est exténué, il s’endort et durant les mois qui suivent le retour en son home, il dort et dort encore, nourrissant des rêves inouïs qui bouleversent tous ses plans. Boullée s’improvise Hundertwasser. S’en est fini des rigueurs organisatrices de la radieuse cité du Corbu, oubliés les étroits petits cubes de Mondrian. Vivent les verdures et les contre-champs, les dunes de Lawrence d’Arabie où reconstruire la cité du grand roi Salomon, les aridités rocheuses où ancrer la nouvelle Babel – avec une belle perspective pour lui donner un gîte de Pise – et Babylone avec ses jardins suspendus où Alice aurait pour compagnon une licorne plutôt qu’un grand lapin blanc, avec ces salles de bain dont Ronan-Jim Sévellec a instinctivement réinventé le type (céramiques magnifiques et moisissures délicates : des soies dentelées).

« A l’évidence, il y a dans ce rêve profus la quête des formes nominales, celles qui orchestrent le monde. Les formes d’or comme il en est du nombre, et leurs trames multiples, changeantes, retenant dans leurs rets des fantômes – animaux d’abord, et peut-être même humains. C’est la déclinaison des espaces, la taxinomie des possibles composables et recomposables, des utopies d’un urbanisme improbable et cependant habitable – parfois –, ne serait-ce que pour s’inventer la vie qui va avec ces Tournances d’un vieil escalier d’Oppède (Henri Simon Faure), ces cités des dieux enfuis recouvertes de lianes, ces lieux telluriques et vains, ces forts désolés mais riches d’une puissance à ensemencer, ces rives attendant leurs samouraïs, ces hôtels de Népal à hauteur d’Himalaya, ces jungles aztèques où le sacrifice pousse comme la goyave et l’émeraude. Des continents.

« Abstraction faite des formes et de leur intitulation par l’image, si l’on peut dire, l’un des rêves les plus récents de l’architecte assoupi est celui où il se prend pour un décorateur de ses songes antérieurs. Le motif prend le commandement – et on l’avait bien vu lorsqu’il s’établissait en hermine sur les carreaux blancs et noirs de ces somptueux sols à chavirer le méhari. L’architecte conçoit à cette occasion une commande étourdissante de paons, de crédences et de grenades, ainsi que d’encensoirs copiés sur l’artisanat tibétain ancien. Comme les grands esthètes, il a un faible pour l’animal exorbitant, et comme les grands rhétoriqueurs qui s’enthousiasmaient facilement pour la pourriture et la canaille, il voue un culte à la rouille – Christofle de Beaujeu en particulier l’a louée dans des vers qu’il remâche sans cesse, lorsqu’il n’évoque pas le glacier métaphorique,

« Misérable désert en glaces éternelles ». Là, il rêve de prendre un thé dans le harem d’Abbas Esfandiari, le croque-mort de la bonne ville de Khomeyni Shar imaginé par Moshen Amiryoussefi dans son Iran farce et macabre, puis de se rendre aux bains tâter de la réalité de la vapeur. Berçant cette visite d’un Mustt mustt amélioré de Nusrat Fath Ali Khan revu par les infrabasses de jeunes britanniques, c’est à cet instant que le songe le réveille. Précisément. Il va chercher longtemps les splendeurs que son rêve lui a dévoilées… Mais pour s’y être rendu, on n’a jamais retrouvé pour autant les mines du roi Salomon. » Naturellement, le vieux Touareg s’évanouit dans le décor dès sa lecture achevée. Plus le temps passe, plus je suis porté à croire qu’il était djinn… Eric Dussert